Mauvaise Chute
par Romain T., cité même s’il ne gagne pas à être connu


Gary Obson se retourna vers le rebord du balcon sur lequel il se tenait. Son regard ténébreux scruta les lumières citadines nocturnes avec désillusion. Il s’ennuyait. N’importe qui aurait pu le dire en le voyant. Et pour cause, il ne faisait rien... sinon fumer un pét’ de trois mètres de long - il l’avait prévu large, pour le temps qu’il avait devant lui. Quelques craquements se faisaient parfois entendre derrière sa fenêtre, mais Gary s’en souciait peu. Il était trop occupé à ne rien faire, sinon fumer son pét’ de trois mètres de long - qu’il avait par ailleurs prévu large, mais il me semble l’avoir déjà dit plus haut.
Néanmoins, après une taffe particulièrement fournie, il ressentit le besoin de regarder au bas de son immeuble de trente-et-un étages. Il se leva, titubant, et fixa la route avec hébétude. Des voitures passaient - ou du moins, des taches de couleurs dont l’esprit embrouillé de Gary en déduisait mollement qu’il s’agissait de voitures. Il resta là, pendant plusieurs minutes, les yeux hagards, la bouche entr’ouverte sur le monde. Et soudain, il la vit. Une tache de couleur oblongue qui ressemblait de loin à une tartine de Nutella. C’était une limousine. Du moins, ce qu’on pouvait appeler une limousine, à cinq cents mètres la nuit par temps de brouillard. Gary plissa les yeux.
Une tache jaune sortit de la tartine - c’est-à-dire qu’un mec en ciré jaune descendit de la voiture. Un frisson parcourut l’échine de Gary. Il devait rencontrer le type en ciré. Il ne savait pas pourquoi. Mais il le fallait. Il sauta sur ses jambes, heureusement pour lui parce que sur les mains il n’aurait pas tenu longtemps. Il jeta son mégot par-dessus le balcon, avant d’entendre un bruit lointain de tôle froissée. Gary haussa les épaules. Il était trop pressé pour se préoccuper des accidents routiers causés par la drogue. Il courut s’habiller. Enfin, je veux dire, il courut s’Habiller avec un grand H, car il ne faut quand même pas exagérer, il n’était pas à poil sur son balcon (ndla : dans “balcon” on entend “bal”). Gary traversa son living room de long en large, enfin surtout en long puisque son appart’ se résumait à deux mètres de large. Vous vous demandez certainement comment il faisait alors pour faire sa gym le matin, mais là n’est pas le propos de notre histoire, donc je me permets de passer sur ce détail pour le moins troublant.
Toujours est-il que Gary sortit de son deux-pièces qui en possédait trois et dévala l’escalier à la vitesse de l’éclair - expression complètement stupide puisqu’un éclair n’a pas de vitesse. Au passage il croisa la concierge qu’il ne prit pas le temps de saluer malgré le charme naturel qu’elle possédait, surtout lorsqu’elle sortait nue de la douche comme ce soir-là. L’homme en ciré jaune se tenait en face de l’entrée de l’immeuble. Obson s’avança solennellement à l’extérieur, dans la nuit froide, sombre et obscure. Gary sentit une goutte sur sa nuque. Il leva la tête au ralenti, comme dans les films hollywoodiens, s’attendant à voir de la pluie se déverser sur lui. Sa spéculation fut quelque peu démystifiée - en effet, il s’agissait de la voisine du dessus qui vidait son pot de chambre.
Ainsi rafraîchi, se sentant un nouvel homme, Gary Obson tourna le regard vers l’homme en jaune. Celui-ci ne semblait pas lui prêter attention, et pourtant Gary pouvait sentir son regard. L’homme en jaune l’observait. Gary se lança alors, d’un pas décidé, en direction de la route. Il passa devant l’homme sans le regarder, mais inexplicablement il le vit quand même : les lunettes noires, le visage basané et couvert de cicatrices, mais surtout un tatouage discret sur l’artère aorte. Gary faillit bondir, ce dont il se retint allègrement pour éviter de faire tapette. Le tatouage représentait un poussin.
Les Acolytes l’avaient rattrapé. C’étaient eux. Les adeptes de la fameuse secte qu’il servait plusieurs années auparavant, mais qu’il avait quitté pour cause d’hémorroïdes - du moins était-ce la raison officielle. Gary se raidit et gagna machinalement l’autre trottoir. Il s’arrêta, et après maintes hésitations, osa enfin tourner le regard vers l’homme en ciré. Il avait disparu, comme dans tous les bons films d’épouvante. Gary savait ce qu’il devait faire. Dans la secte du Cui-cui, personne ne parlait. Ils usaient d’une drogue hypnotique qui leur servait de lien télépathique. Gary en aurait-il par mégarde déposé dans son pét’ ? Peu importe en tout cas, la question n’était pas là. Il devait entrer dans le casino qui se trouvait juste derrière lui et rencontrer Sky - son rival du temps qu’il adhérait à la secte. Il savait aussi comment le reconnaître, car les sectaires évitaient de se montrer trop en ciré jaune, l’uniforme de Cui-cui, dans les lieux publics : Sky porterait un jambon sous le bras.
Gary marcha nerveusement vers l’entrée du casino. Il bouscula un jeune homme bien baraqué qui lui envoya une patate, ce à quoi Gary répondit en la réduisant en purée. Une fois l’incident clos, Obson rentra dans le palace, et ce qu’il y vit le sidéra : les hommes, les femmes, les enfants, les animaux domestiques, bref tout le monde portait un jambon sous son bras. Horreur ! Comment faire pour rencontrer Sky ? L’euphorie du métier lui monta de nouveau à la tête, comme au bon vieux temps.
“Bonne soirée pour une roulette”, dit une voix derrière lui.
Gary se retourna vivement, prêt à parer à toute agression avec son presse-purée en main, mais se ravisa aussitôt. C’était Sky. Il avait quelque peu vieilli, mais c’était bien lui.
“Sky, dit-il tout simplement.
- Surpris de te revoir, Gary, répondit l’homme. J’ai toujours servi Cui-cui dans la foi sans jamais tout bien comprendre, mais je dois dire que je ne m’y attendais pas, à celle-là. Enfin, comme on dit, les voies du Cui-cui sont impénétrables...
- Si ça te pose un problème, tu peux repartir avec ton jambon, mon pote.
Sky eut un sourire en coin.
- Toujours le même, Obson... Je vois, laisse-moi donc en arriver au fait. Le nom de code de l’opération est : Bratislava.
- Bratislava ?! L’imagination se perd dans les rangs...
- Je te déconseille fortement de juger notre grand chef. Il pourrait se fâcher, tu sais... Si un jour tu te prends une fiente sur ton géranium tu sauras quoi en penser.
- Allez, trace, cracha nerveusement Gary.
- Comme tu voudras. Le colis sera livré dans le port d’Amsterdam, à cinq kilomètres d’ici. Ton contact portera un T-shirt blanc avec des rayures bleu marine et une ancre dessinée sur le torse. Des cheveux blonds qui lui tombent sur le visage... tu pourras pas le rater.
Un court silence s’ensuivit.
- C’est tout ?
- Ca suffit. Que Cui-cui soit avec toi.
- Et avec ton esprit”, répondit machinalement Gary.
Sky s’éloigna en fredonnant doucement “Cui-cui, Cui-cui, notre ami le poussin jaune...”.

Trois heures plus tard, Gary était au port d’Amsterdam, à fixer nerveusement sa montre. Son contact était en retard, contrairement à lui qui était en survêtement. Il n’avait que ce genre de pensées absurdes pour lui tenir compagnie, c’est dire à quel point il était tombé bas. Tout à coup, il aperçut un reflet doré dans la nuit. Intrigué, il se dirigea vers la lueur, d’abord lentement puis de plus en plus vite, mais pas trop quand même parce qu’il fallait bien s’arrêter. L’homme était là, planqué derrière une caisse d’anchois marocains importés directement du Canada. Une goutte de sueur perla sur le front de Gary, avant de couler voluptueusement le long de son visage, puis plus bas sur son torse, son ventre, son nombril et vers ses parties intimes. Le mec avait un comportement suspect, et ça risquait de leur porter préjudice. D’un geste de la main, Obson enjoignit au marin de délivrer son colis dans les plus brefs délais. Heureusement il s’agissait d’un Chronopost donc l’attente était de 48 heures maximum.
Gary n’eut pas à attendre autant de temps, en tout cas. Il prit le colis d’une main fiévreuse et le cacha sous son survêtement - finalement, fallait bien que ça serve à un moment ou à un autre. Le marin s’éclipsa, un peu comme le soleil derrière la lune, sauf que dans le cas présent le soleil était couché et la lune levée, mais on ne pouvait pas parler d’une éclipse de lune non plus puisque celle-ci brillait ardemment dans le ciel, donc mon exemple était vraiment minable, mais ne m’en tenez pas rigueur je vous en prie, je ne suis qu’un romancier novice, je gagne à peine 500 euros par mois, ma femme m’a quitté et mes enfants avec, ce qui explique mes troubles psychologiques, enfin vous vous en foutez de ma vie, je le sais bien, donc je continue tout de suite maintenant sans plus attendre.
Le colis en main, il suffisait à Gary de connaître le lieu de livraison. Et pour cela, il n’y avait pas trente-six solutions : le pét’. Il s’installa donc le dos à une caisse de harengs saur québecois en provenance de Tunisie et commença à rouler son joint. La feuille dans une main, l’herbe dans l’autre, il oeuvra avec une dextérité sans pareille parmi les manchots, ce qui ne dénigre absolument pas la dextérité dont peuvent faire preuve certains manchots à l’occasion. Il sortit son briquet et alluma la mèche. La fumée sortit en volutes circulaires, tandis que Gary fumait comme un pompier (complètement con cette expression d’ailleurs, puisqu’un pompier est justement chargé d’éteindre la fumée, enfin bon allez donc comprendre avec toutes ces conneries que nous balancent les politiques et les médias).
Et alors la vision lui vint : le Cui-cui. Le Cui-cui, en personne, se trouvait devant lui et parlait d’une voix tout à fait surnaturelle et fantasmatique. Il disait :
“Bienvenue à toi, Gary Obson, mon fidèle. Tu m’as quitté il y a quelques années mais je sais que dans le fond tu m’as toujours porté dans ton coeur.
- Mouais, répondit Gary, faut voir...
- Aussi vrai que je suis le poussin jaune de l’IFAC, tu es un de mes meilleurs fidèles. Complètement azimuté, ça d’accord, mais parmi les meilleurs quand même.
- Qu’est-ce qui te permet d’affirmer ça, vieux pingouin déjanté ?
- Enfin voyons, réfléchis ! Pourquoi as-tu accepté cette mission ? Pour le pét’ ? Je n’en suis pas certain. Tu aurais pu rester tranquille dans ton appart’ de deux mètres de large - d’ailleurs il faudra que tu m’expliques comment tu fais pour y faire ta gymnastique le matin. Mais non, tu as préféré venir à ma rencontre, et pour me prouver ta fidélité tu vas faire le grand saut.
Gary secoua vigoureusement la tête. Il nageait vraiment en plein délire.
- Quel saut ?!
- Tu vas te jeter du haut d’un tabouret en haut d’une falaise avec un élastique attaché au pied du tabouret, mais pas à la falaise.
Et soudain, Gary se trouvait au bord d’une falaise, debout sur un tabouret en bois à quatre pieds. Cui-cui était en lévitation au-dessus de lui, dans les nuages.
- Saute, ordonna-t-il.
Gary voulait protester, mais il se dit que cela était sans doute inutile. Après tout, il lui suffisait de faire ce que Cui-cui voulait, et il sortirait de son délire hypnotique. Il prit son courage à deux mains et le colis dans l’autre et sauta en hurlant : “Cui-cui never die !” La chute fut interminable. Gary avait beau tomber de plus en plus, jamais il ne rencontrait le sol. Et puis soudain une lumière aveuglante apparut juste en face de lui. Gary voulut protéger ses yeux à l’aide de sa main, mais ses membres ne lui obéissaient plus. Alors il entendit une voix lointaine, qui lui disait :
“Réveillez-vous, monsieur Obson.”

Alors l’esprit de Gary refit surface. Il était allongé dans un lit d’hôpital. Tout était blanc autour de lui.
“Que... que s’est-il passé ? réussit-il à articuler tant bien que mal.
Le médecin, penché au-dessus de lui, répondit d’une voix douce :
- Vous êtes tombé du haut de votre immeuble. Overdose, ajouta-t-il avec un air faussement désolé.
Gary se sentit parfaitement idiot, ce qui entre nous n’était pas complètement loin de la réalité.
- Je suis vraiment tombé de... si haut ? Et je suis encore vivant ?!
- Aussi vivant qu’on peut l’être, monsieur Obson. Même si c’était vraiment une très mauvaise chute.”
“Comme celle de cette histoire pourrie”, pensa Gary, désolé.

FIN



Mauvaise pioche
par Romain T., dont nous respectons l’anonymat


Quelques cris étouffés s’élevèrent dans la taverne lorsque Koen le barbare fit son irruption. L’aubergiste claqua des doigts à l’attention de son assistant, qui s’empressa d’aller chercher une nouvelle porte dans la réserve, à la cave. Malgré la curiosité ambiante, chacun mit le nez dans son verre. Mieux valait ne pas avoir l’air de s’intéresser de près ou de loin à Koen le barbare - c’était le meilleur moyen de se faire tuer dans l’heure. Le colosse frappa du poing sur une table - ce à quoi l’aubergiste réagit avec un soupir, songeant que son assistant devrait faire un deuxième voyage pour prendre une nouvelle table - puis hurla de toute ses forces :
“Qui c’est celui qui s’appelle Sky, ici ?!”
Toutes les tables, en dehors de celle qui venait de se faire découper en morceaux, se renversèrent, formant une barricade comparable à la Grande Muraille de Chine. Une personne non prévenue, prise au hasard dans l’assistance, aurait pu croire que tout le monde avait brusquement déserté la taverne - regardez l’indice qui s’affiche au bas de votre écran.
Koen chercha une table pour frapper dessus, mais rien ne lui tomba sous la main, ce qui l’énerva encore davantage, aussi il tapa du pied par terre. L’assistant de l’aubergiste, levant la tête, sut instantanément qu’il lui faudrait remplacer quelques planches.
“J’ai dit : QUI C’EST CELUI QUI S’APPELLE SKY ?!” répéta Koen.
Tout le monde fut extrêmement étonné de voir qu’un jeune gringalet de quinze ans peut-être se leva à moitité de derrière une table et parla de sa voix fluette qui n’avait pas encore mué :
“Euh... C’est moi Sky !”
Aussitôt, Koen courut dans la direction du jeune homme à la vitesse de l’éclair - expression débile par ailleurs, puisqu’un éclair n’a pas de vitesse, mais je crois l’avoir déjà fait remarquer dans une autre histoire. Il l’attrapa par la gorge, c’est-à-dire par la gorge du jeune homme, parce que sinon il l’attrapait par sa main aussi massive qu’une enclume, enfin bon faut suivre. Puis il le lança en direction d’un mur. Koen n’était pas un franc tireur, et pourtant son projectile ne rata pas sa cible : le jeune homme s’écrasa lamentablement sur le mur, un sourire benêt sur son visage juvénile - mais cela, personne ne put s’en rendre compte puisqu’il avait le visage tourné en direction de la cloison. Koen n’attendit pas avant de se ruer sur sa proie, qu’il empoigna de nouveau. Il lui fit subir mille tourments - normalement l’histoire dure plus longtemps que ça - après quoi, mystérieusement déçu, il s’éloigna à grands pas et quitta la taverne.
Seul restait le jeune homme, assis par terre, le visage en sang, vision d’horreur mais pas autant que son portrait habituel puisqu’il souffrait d’une acné compulsive. Le plus étrange fut sans doute qu’il riait dans sa barbe naissante, en ricanant :
“Ha ha... J’l’ai bien eu... C’était pas moi Sky !”

Mais suivons plutôt le parcours de Koen le barbare, notre pseudo-héros - je dis ça parce que ce n’est pas vraiment notre héros, mais je vous laisse la surprise de deviner qui est le vrai. Le soir même, Koen était donc en train de sillonner la route qui l’éloignait de Rigny. Il broyait des idées noires, chevauchant sa monture de la même couleur. Un instant, il avait cru tenir Sky. Mais il lui fallait se rendre à l’évidence, et dans une autre ville par la même occasion - il n’était pas à Rigny.
Vous vous demandez certainement pourquoi Koen recherchait Sky avec autant de bienveillance que nous avons pu nous apercevoir dans la première partie. Eh bien, en réalité, c’était aussi simple que facile à comprendre - ce qui n’est pas peu dire. Sky lui avait volé un objet. Un objet auquel il tenait beaucoup. Une partie de lui-même, pour ainsi dire. Mais je vous laisse la surprise de deviner ce que c’était.
Depuis ce jour-là, Koen voyait la vie en rouge et écumait le pays sur sa monture de la même couleur (ce qui vous étonne peut-être puisque pas plus tard qu’au paragraphe précédent je vous ai affirmé qu’elle était noire, mais il y a une explication : en fait, c’est grâce à Koen que nous connaissons aujourd’hui l’histoire du balèze qui repeint le cheval de son voisin, lequel vient lui proposer de passer la seconde couche. La seule différence, c’est qu’en réalité Koen s’était trompé de cheval). Il s’était forgé une renommée sans précédent dans toute la région, autant pour sa capacité à combattre treize chevaliers et demi avec son épée à deux mains et sans les pieds que pour son temps record à compter ce même nombre de chevaliers sur ses doigts. Mais tous ces combats étaient pour lui d’une fadeur inimaginable : il ne lui tardait que de se mettre du Sky sous la dent - parmi les seules qu’il lui restaient.
En fait, ce qui agaçait certainement Koen au plus haut point, c’était l’épée runique qu’il avait subtilisée à un congrès de paladins trois jours plus tôt. En effet, celle-ci savait parler, enfin à peu près, et possédait un humour déplorable - contrairement au mien, j’espère que vous en conviendrez aisément. En ce moment précis, elle était en train de lui raconter comment elle avait été livrée à un certain Arthur par l’intermédiaire d’un service de distribution sous-marine. Koen était saoûlé d’en avoir marre, comme qui dirait. Mais alors, me direz-vous, pourquoi ne jetait-il pas l’épée à terre et ne se rendait-il pas à un congrès de rôdeurs, par exemple, afin de ne plus avoir à supporter la voix nasillarde qui lui tapait sur le système ? Eh bien, tout simplement, la mémoire directe de Koen était très développée, tellement qu’elle occupait la majeure partie de son cerveau, ce qui faisait que se projeter dans l’avenir relevait de l’exploit pour lui - tout comme compter jusqu’à treize chevaliers et demi sur ses doigts.
“En fait, jacassait l’épée, la légende dit que M. Arthur m’avait déjà tirée d’une enclume sacrée, ce qui faisait de lui le souverain légitime de son royaume, mais ce n’était pas moi... C’était en fait ma cousine Excalibur, qui m’a demandé de la remplacer pendant sa période de convalescence. M. Arthur l’avait brisée en morceaux, vous savez... Enfin, c’est les risques du métier...
- La ferme ! aboya sèchement Koen. Tout ce tintamarre l’empêchait de réfléchir convenablement, bien qu’il sût pertinemment que ce n’était pas l’unique raison. Ferme-la ou tu n’auras que du sang de porc à souper ce soir !
- Ou peut-être du sang de cheval ? suggéra l’épée. Ca fera l’affaire... si c’est un porc-sang ! Ho ho ho...”
Le temps que le pauvre barbare comprenne la portée philosophique de ce qui venait d’être dit, la cousine d’Excalibur, satisfaite de sa boutade, était repartie dans ses explications fastidieuses. Koen avait les nerfs chauffés à blanc alors qu’il mettait au galop sa monture de la même couleur (ça vous étonne peut-être, mais en fait c’était à cause de la deuxième couche. Vous comprendrez par la-même qui est à l’origine de la devinette sur le cheval blanc d’Henri IV).

Tard le soir même, ou tôt le lendemain, ce que Koen ne pouvait vérifier à cause du décalage horaire et du passage à l’heure d’été, le barbare arriva à une auberge. Il caressa doucement à la porte pour limiter le fracas et n’attendit pas qu’on vînt lui ouvrir. L’auberge était vide, si ce n’était l’aubergiste lui-même, bien entendu, qui le regardait avec des yeux bienveillants comme l’était Koen dans la première partie.
“On est fermé, grinça-t-il.
- Désolé, grogna Koen en refermant la porte derrière lui. Ca va comme ça ?
Comprenant qu’il n’avait pas affaire à une lumière, l’aubergiste soupira et demanda d’une voix traînante :
- Vous voulez quoi ? Dépéchez-vous, j’ai pas toute la nuit.
- SKY ! cria Koen.
- Ah désolé, on n’a pas de ça ici. Si vous préférez, j’ai du grog, de la gnôle, du Pepsi...
Conscient d’un certain quiproquo - mot qu’il ne connaissait pas par ailleurs - , Koen remua les lèvres sans bruit pendant quelques secondes, avant de formuler la requête suivante :
- Est-ce que vous connaissez un homme du nom de Sky ?
- Ah oui, monsieur Sky ! Il a passé deux nuits ici.
Les yeux de Koen s’enflammèrent comme un pain de sodium dans une soufflerie.
- Où est-il ?!
- Il est parti. Il a été amené dans un hospital pas loin d’ici. Il avait chopé une gastro...
La voix cliquetante de l’épée runique retentit alors :
- Il en avait déjà eu une l’année passée, n’est-ce pas ?
- C’est exact, confirma l’aubergiste, mais comment le savez-vous ?
- Ben, elle le suit partout... c’est une fidèle gastro ! Ho ho ho...
Koen regretta aussitôt de ne pas avoir laissé son arme au-dehors, bien qu’il ne comprît jamais la dimension drôlatique et récréative du jeu de mots qu’il entendit à cet instant.
- Je veux voir Sky ! gronda Koen, l’air menaçant.
- Comme il vous plaira, mon bon sire, mais si je puis me permettre de vous conseiller de manière avisée, vous feriez mieux de passer la nuit ici... il est tard et sans doute ne vous recevra-t-on pas à l’hospital.”
Koen acquiesça mollement, convenant qu’il était superficiellement fatigué. De toute manière, il était prêt à toutes les folies du moment qu’on lui présentait Sky sur un plateau. Aussi, il suvit le patron dans une chambre et s’étala de tout son long, et de tout son large également, sur le lit, avant de s’endormir comme une masse.

Le lendemain, une autre porte vola en éclat - Koen tenait bien sa moyenne. Sky, étonné d’être surpris, faillit avoir un arrêt cardiaque, mais se retint quand même parce qu’il faut parfois savoir faire preuve de modération dans la vie. Le barbare, son épée à la main, amena cette dernière contre la gorge du jeune homme, et lui cria :
“Où est-elle ?!”
En d’autres circonstances, Sky aurait dégluti avec peine, mais en l’occurence cela s’avérerait dangereux pour son intégrité physique. Il ouvrit la bouche et parla avec précaution, afin que la lame ne traverse pas sa pomme d’Adam.
“Ecoute, dit-il, je vais tout t’expliquer. Enlève-moi cette épée...
- Dis-moi où elle est ou je te tue ! hurla Koen.
Sky faillit de nouveau avoir un arrêt cardiaque, mais pas pour la même raison que précédemment. Il se promit de retenir sa respiration la prochaine fois que Koen lui parlerait.
- Si tu me tues, répliqua Sky, tu ne sauras jamais où elle se trouve...
- Alors dis-le moi tout de suite, sinon... je te tue !
Sky songea avec désillusion que son ancien ami avait décidément réponse à tout.
- Elle est... sous mon matelas”, gémit-il.
Koen ne prit pas le temps de massacrer le pauvre garçon, il retourna aussitôt le matelas, et ce qu’il vit le fit lâcher son épée - qui fit entendre un léger “aïe” de dépit. Elle était là, sous ses yeux. Sa pioche. Sa fidèle pioche. Celle qui l’avait accompagné dans de nombreuses aventures, autant dans les contrées sauvages que paysannes. Son arme de prédilection.
“Vous allez vraiment me laisser tomber pour ça ?!” geignit l’épée runique.
Koen ne prit pas le temps de lui répondre. D’ailleurs, il l’avait déjà complètement oubliée. La joie le submergeait et il était vraiment trop heureux d’être content pour s’occuper d’autre chose que de son bonheur. Mais soudain, un détail le frappa comme le ferait un fouet sur un esclave sado-masochiste : la tête de son arme fétiche était intacte. Pourtant, à travers les vestiges de sa mémoire plus que déficiente, Koen se rappelait d’une entaille dans le métal, près du bord... Le manche était authentique, il en était certain, mais la tête n’était plus la même. Fou de rage, il retourna à nouveau le matelas et empoigna Sky par le col.
“OU EST-ELLE ?” hurla-t-il, désespéré.
Malheureusement, le pauvre jeune homme avait déjà succombé à l’étouffement qu’avaient provoqué conjointement son séjour sous le matelas retourné et l’haleine du barbare, qui lui avait asséné le coup de grâce. Dépité, Koen sortit de la pièce en sanglotant et en tapant du pied. Jamais il ne retrouva la partie manquante de sa pioche.
Mais alors, me direz-vous, pourquoi vous raconter cette histoire pour le moins inintéressante ? Excellente question, je vous remercie de me l’avoir posée. Tout simplement parce qu’il y a une morale, que nous révélera notre fameuse épée runique :
“Inutile de chercher bien loin. Regarde-toi dans la glace : la voilà ta tête de pioche. Ho ho ho...”

FIN